La vie est une question d’équilibre. Ou selon le point de vue, de déséquilibres ...
Elle est faite de bons et de mauvais moments, de victoires et d’échecs, d’obéissance et d’insubordination, de fermeté et de concession, de stabilité et de changement.
La langue française exprime bien cette dichotomie puisque nombre de mots n’existent que par leur contraire. C’est d’ailleurs sans doute dans le champ lexical des sentiments que cette vérité s’exprime le plus concrètement. Et plus que la raison, c’est bien le sentiment qui influe tant sur le monde politique. Qu’il soit d’appartenance, d’abandon, de bonheur, d’insécurité, de rejet, de solitude … celui de la population joue un rôle fondamental dans les réponses électorales formulées par les partis et les résultats qui s’en suivent.
Difficile de savoir si c’est un trait de caractère de Gaulois réfractaires, mais les Français sont souvent vus comme d’irréductibles râleurs conditionnés à voir ce qui ne va pas plutôt que le positif. C’est à mon sens une posture qui vaut autant qualité de défaut, fonction du projet de pensée plus global dans lequel elle s’intègre et des intentions qui la soutiennent.
Il parait néanmoins logique pour un élu, dont les missions sont inhérentes à la notion de changement, par la volonté d’améliorer une situation existante ou d’insuffler les transformations nécessaires à la projection dans laquelle il veut mener sa collectivité, d’être plus souvent confronté à des contraintes qu’à des accélérateurs. Dans un monde d’urgences médiatisées qui ne parvient pas à se réinventer, l’impatience, la frustration, l’incompréhension et la colère sont autant de sentiments exacerbés par le contexte. Face à cette logique schizophrène, entre envie ou nécessité d’évolution d’un côté, et peur de perdre l’existant de l’autre, entre acceptation du concept de changement mais rejet de celui de rupture, les élus sont des alchimistes qui cherchent à fédérer des visions disparates pour emmener un groupe hétéroclite dans une même direction.
Si cette introduction vise à justifier la tendance revendicative et critique des thématiques abordées sur Chroniques à Maire, elle permet également de légitimer la ligne directrice de ce nouvel article sur un sujet pas moins léger mais plus positif : le bonheur d’être maire.
Le bonheur est parfois un sujet compliqué à aborder. L’exposer, c’est prendre le risque de renvoyer l’auditeur, le spectateur ou le lecteur, à sa propre condition, et potentiellement créer une intention inverse au partage et au rapprochement recherchés. L’empathie sincère et désintéressée n’est déjà pas chose aisée pour l’Homme ; mais dans cette époque toujours plus anxiogène, individualiste et altérée, la qualité devient presque rareté. L’augmentation des inégalités, la paupérisation d’une partie de la population et le durcissement des idéologies peut en effet favoriser une forme de ressentiment des uns envers les autres.
Parler de bonheur est sans doute encore plus compliqué pour un élu. Le décalage peut être accentué par son statut qui le positionne en potentiel responsable du malheur de ceux à qui il s’adresse. Il est donc très souvent a minima atténué, sinon caché, enrobé de pudeur et de discrétion.
Le monde politique est certes un monde dur. Ça, c’est certain !
Mais qu’il ne soit pas que cela est une vérité tout aussi tangible qu’il faut accepter.
Derrière les longues journées de travail, les joutes verbales, les doutes, les sacrifices, l’anxiété et le poids des responsabilités pour ne citer qu’eux, la fonction d’élu offre aussi de merveilleuses choses. Et heureusement d’ailleurs. Car tout masochistes que nous sommes de nous lancer dans cette arène, et bien que solidement protégés par nos convictions pour le faire, il serait impossible de tenir tant d’années sans contreparties heureuses.
Le livre The good life, paru récemment, décrit et synthétise une étude de plusieurs décennies sur les critères de définition du bonheur, en suivant notamment de nombreuses personnes tout au long de leur vie depuis 1938, puis en faisant de même avec leurs enfants ou d’autres profils actualisant la représentativité de la société.
De cette étude, la principale conclusion à retenir est celle-ci : le bonheur dépend avant tout des interactions que vous avez avec les autres. En effet, au-delà de la notion d’argent ou de pouvoir, les personnes les plus heureuses sont d’abord celles qui ont su se nourrir des relations les plus chaleureuses.
Un maire n’a pas forcément que des relations de ce type avec ses administrés. Décider, c’est choisir et sacrifier, donc cela implique de parfois se faire des ennemis. Il faut l’accepter ; et la meilleure manière d’y parvenir est d’essayer de choisir ses ennemis. Propriétaires de logements insalubres, habitants qui rejettent en bloc votre action parce que vous avez répondu non à une demande qui n’allait pas dans le sens de l’intérêt général, intolérants réclamant tolérance ..., ils nous font prendre conscience à regret de la face sombre de notre monde et nous enlève une naïveté et un idéalisme autant souhaitable que leur contraire pour poursuivre efficacement notre action. A cela s’ajoutent les insatisfactions légitimes, parce que vous n’avez pas les moyens de répondre pleinement à toutes les demandes, parce que vous n’avez pas toujours la solution, parce que vous faites aussi des erreurs. Un maire ne sait pas tout, ne voit pas tout, ne comprend pas tout.
A côté de cela, la fonction de maire apporte son lot presque quotidien d’interactions positives. Que ce soit avec des habitants que nous croisons dans la rue, au supermarché, chez le boulanger, à la sortie de l’école …, que ce soit avec les élus de l’équipe municipale avec qui nous partageons forcément des affinités fortes qui n’empêchent pas des échanges qui remettent en question ou renforcent, que ce soit avec les élus des autres collectivités qui au fur et à mesure du temps constituent un réseau de soutien et d’échanges aussi utile que rassurant, nombreux sont les rires partagés, les paroles réconfortantes, les discussions constructives, les compliments et les remerciements. Vous rencontrez finalement des personnes qui montrent le meilleur de ce qu’est notre monde. Ils sont les raisons qui vous poussent à supporter les longues journées de travail, les joutes verbales, les doutes, les sacrifices, l’anxiété et le poids des responsabilités.
La fonction d’élu agrandit considérablement le volume de vos échanges avec les autres et les occasions d’y puiser l’énergie nécessaire pour revigorer des convictions parfois chahutées par les difficultés du poste. Celui de maire est soumis à une part de solitude. C’est inévitable dans ce système politique pyramidale. Mais il permet également d’être très entouré. Être maire m’a offert le privilège de rencontrer ceux que je considère aujourd’hui comme des amis. Rien que pour cette raison, il y a inévitablement du bonheur dans cette fonction.
N'en déplaise à Sartre, le bonheur, c’est aussi les autres …
Comme un élu qui doit savoir allier la proximité du quotidien et la hauteur nécessaire à la réalisation de projets structurants, tous ces petits moments du quotidien finissent par profondément vous (re)modeler. Ils influent sur votre chemin personnel et vous construisent en tant qu’individu.
Le mandat de maire vous construit également dans le sens qu’il donne à votre vie. La possibilité qu’il vous offre d’influer sur celle des autres en changeant le monde, quel que soit l’étendue des prérogatives accordées, est autant un poids qu’une chance. Passer de spectateur à acteur est une des méthodes les plus efficaces pour diminuer l’exaspération et le sentiment d’incompréhension qui habitent la grande majorité de la population face à ce qu’elle constate au quotidien. C’est bien pour cela qu’une des grandes causes nationale et démocratique devrait être l’intégration plus poussée de la jeunesse contestataire dans la représentativité de nos institutions et collectivités.
Être élu local remplit votre quotidien. Et même si la vie à 100 à l’heure fait parfois déborder la marmite qui bout, la fonction est riche de cette adversité qui vous rend plus fort, de cette absence de routine qui vous fait grandir, de cette liberté d’agir, d’entreprendre et d’oser, de cette meilleure compréhension du monde qui vous pousse à rester optimiste et vous battre pour faire avancer les choses, même si ces avancées paraissent parfois bien dérisoires par rapport aux enjeux contemporains. D’une certaine manière, un mandat électif vous rend davantage maitre de votre destin. Dans cette époque où l’uniformisation de tout devient toujours plus la norme, c’est un vrai privilège.
Les moments de bonheur, durant la première moitié de ce mandat, sont nombreux. Il y a naturellement la première fois où vous revêtissez l’écharpe, et la fierté dans les yeux de vos proches. Il y a également ces soirées auberge espagnole avec l’équipe municipale qui s’éternisent autant que les bouteilles se vident, ces discussions existentielles avec les quelques personnes de l’ombre qui vous laissent leur épaule pour vous reposer un peu, ces cérémonies de mariage qui transforment votre angoisse d’être à la hauteur de l’évènement en satisfaction d’avoir apporté une petite pierre à un édifice majestueux. Je garde d’ailleurs un souvenir particulier de mon premier mariage entre deux femmes, qui m’a donné comme rarement le sentiment d’être en pleine cohérence avec les convictions derrière ce choix de vie et de me trouver au bon endroit au bon moment. Il y a ces remerciements et compliments que vous devez apprécier à leur juste valeur mais avec simplicité et modestie lorsqu’après plusieurs semaines de combat, vous parvenez à obtenir gain de cause pour sauver votre gare ferroviaire. Plus simple mais non moins importante, il y a toute cette multitude d’échanges teintés de convivialité autour d’un verre après une cérémonie, une réunion ou un conseil.
Il y a de temps à autre cette satisfaction toute subjective et narcissique d’arpenter certains lieux de la commune en se disant qu’on a œuvré collectivement dans le bon sens, ce plaisir de constater en certaines occasions que le travail paye encore, même si pas assez.
Il y a enfin toutes ces anecdotes inavouables qui mériteraient d'être publiées.
Il y a encore tant à dire que je pourrais le résumer ainsi : un mandat de maire ne vous permet pas simplement de vivre.
Il vous fait, dans le sens métaphysique du terme, exister.

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