Elle est descendue de ce bus, anonyme parmi beaucoup d’autres.
Pendant des heures et des heures, au fil des kilomètres, les paysages s’étaient succédés. Sans doute n’avaient-ils que peu capté son attention, si ce n’est l’espace de quelques instants pour s’évader et lui faire oublier sa condition. A-t-elle davantage plongé son regard dans le reflet que lui renvoyait la vitre, remontant le temps pour chercher dans son passé les raisons de la colère ? La sienne, assurément, mais aussi toutes celles des responsables qui dans les dernières années, les derniers mois, les dernières semaines et les derniers jours, l’ont provoquée. Tant de questions auxquelles la pudeur exigée en ces circonstances empêche d’obtenir des réponses.
Elle est arrivée avec si peu : deux valises bouffies qui cherchaient à contenir une vie, sans y parvenir. Deux valises qui dans le pathétique de la scène, offraient un début de compréhension sur la futilité de la possession et la dépendance à la folie humaine du pourtant si cher concept de la propriété. La guerre détruit tout sur son passage : le matériel, visible, palpable, mais surtout l’immatériel : le sentiment, l’espoir, le courage ; bref, ce qui donne son sens à une vie. C’est souvent par le premier qu’on cherche à atteindre le second. Ces sacs posés sur le perron d’une salle des fêtes qui avait perdu sa vocation en étaient le plus parfait exemple.
Elle est aussi arrivée avec beaucoup, peut-être même sans le savoir. Ce sont parfois les autres qui vous font prendre conscience de ce que vous êtes. Dans le poids de ces deux lourdes valises, n’importe qui aurait pu percevoir la force de cette femme qui avait dû les transporter sur des milliers de kilomètres. La guerre est une maquerelle vicieuse qui sait aussi révéler certains aspects de votre moi profond et des capacités qu’aucun autre contexte n’aurait permis, comme un rendez-vous subi avec son destin.
Elle était coiffée, presque apprêtée, avec un visage au maquillage discret mais soigné, loin des clichés construits par la vision lointaine des guerres qu’on ne côtoie pas. Elle est arrivée avec ce que Poutine n’était parvenu à lui prendre : la dignité des peuples de l’Est, et malgré les circonstances, la féminité que certains soldats russes abiment dans les pratiques inavouables des invasions.
Elle est restée silencieuse durant le trajet qui la conduisait jusqu’à une maison qu’elle n’a pas choisie. L’est-elle habituellement, dans des circonstances plus conventionnelles que celles de Genève ? Ou étaient-ce le déracinement, la complexité des sentiments multiples qui devaient l’assaillir, la barrière de la langue ? Ou bien ce gars un peu gauche au volant qu’elle connaissait depuis à peine 5 minutes ? Dans les grands comme les petits moments, la guerre interroge toujours plus qu’elle n’éclaire sur la nature humaine et les logiques qui la régissent.
Elle nous a ramené à des choses simples, tant ses premiers besoins étaient basiques : prendre une douche, puis se connecter au wifi pour appeler des proches dont elle ignorait alors la localisation, où même s’ils allaient décrocher ... Elle a personnifié ce qui depuis trois semaines monopolisait les plateaux des chaines informations, transformant l’abstrait des débats et des hypothèses en un concret sale, lugubre, bouleversant, avec une émotion froide, muette, contenue.
Elle a fait le choix de repartir, presque aussi vite qu’elle est arrivée, pas pour elle, mais pour d’autres. Il y avait tant de questions à lui poser : sur son parcours de vie, son métier, ses passions, sa famille, ses envies, sa vision des choses, ses sentiments … Mais nous savions dès le départ que notre aide devait être sans contrepartie. Il a fallu l’accepter.
Elle a presque vacillé dans ce train qui partait pour prolonger son expérience de l’inconnu, tel une impitoyable gangrène qui vous grignote l’être. Il y avait des regrets. Les nôtres étaient si peu en comparaison des siens.
Elle nous a remercié, pensant que nous lui avions apporté beaucoup. Elle ne s’est même pas rendu que l’inverse était bien plus vrai. Elle a balayé la neutralité que la sagesse, tout autant que l’appréhension, font valoir pour nous conforter dans cette idée que la minoration des actions menées pour combattre l’innommable est la bonne stratégie. Elle nous a emmenés avec elle jusqu’à Dnipri, 3 333 kilomètres plus à l’Est, à 37 heures de voiture. Même virtuellement, nous n’en sommes pas revenus indemnes. Nous sommes désormais impliqués, et il ne sera plus possible de nous cacher derrière les faux-semblants d’une neutralité peureuse quand il s’agira de parler de cette guerre. L’Ukraine est cette femme qu’on viole dans un wagon à la vue de tous les passagers, sans qu’aucun de ces derniers n’interviennent pour l’arrêter, trop inhibé par la peur de mourir en intervenant.
Elle nous a déstabilisé. Pas seulement parce que nous avons vacillé sur nos certitudes, notre vision du monde, et donc de l’existence. Elle nous a déstabilisé parce que d’une certaine manière, ce qui l’a détruit nous a construit. Il nous a construit dans notre compréhension, même infiniment partielle, de ce qu’une guerre est, de ce qu’elle enfante, de ce qu’elle engendre, de ce qu’elle dit de ce que nous sommes. Comme un miroir qui sonde l’âme, elle nous montre la noblesse et la noirceur de l’être, si humain puisse-t-il encore se considérer, sans nous dire laquelle des deux finira par dominer l’autre. Dans l’ombre de l’égoïsme culpabilisateur qui point dans une démarche ne pouvant, et ne devant, être rien d’autre que désintéressée, elle a été, si paradoxal soit-il, celle qui rassure.
Elle s’appelle Valentina, anonyme parmi beaucoup d’autres.
Puisse l’avenir lui permettre de revenir vivre dans une Ukraine libérée.

Comments